L’âme de fond de Corinne De Battista ou les Re-naissances par Jean-Paul Gavard-Perret
Corinne de Battista crée une emprise par ses portraits de famille « diffractés » par et tout autant contre le temps et son épreuve. Nulle violence ou dérision gratuite : à leur place, des systèmes de substitutions où émerge l’amour (au sens large) et de ses seuils où tout se passe comme lorsque la neige tombe sur l’écume. Pour autant rien ne s’efface mais flotte insidieusement.
Dans un travail de discipline, d’attention, de respect, d’émotion mais aussi d’humour la créatrice met un peu d’ordre dans le chaos des origines, en gardant vive la petite lumière qui la guide en prouvant que la simplicité du cœur et celle (qui n’est qu’apparente) des moyens n’est pas facile. Une simple image n’est jamais simple. Et ses « déformations» capitales.
Par cette approche, Corinne De Battista pose la question du corps et de l’identité dans une reconstruction – plus qu’une déconstruction – au-delà de tout effet de fantasmes. Se posent aussi les questions : que devient le regard quand la lumière du passé s’efface ? Que voit-on dans son ombre ? Dans quelle mesure cette ombre affecte-t-elle la visibilité du monde présent ?
Afin d’y répondre l’artiste crée des reprises en explorant les envers d’une réalité passée dont il s’agit de percer les secrets. Elle ne racornit en rien le portrait : elle l’ouvre à la vie contre la mort que les « vieilles » images de base pourraient suggérer. La disparition n’est plus une maladie : c’est bien là tout le miracle de la « re-présentation ». Le -portrait devient une illumination et une mutation. Il sort l’image de l’obscur de l’oubli et donc du néant.
Existe là de manière insidieuse de drôle une quête de la grâce dans l’omniprésence des corps. Leur « déhanchement » ou partielle déprise de leur positionnement échappent aux règles trop vite appliquées de manière mécanique. Ce qui n’empêche pas la plasticienne d’être à la fois romantique, communautaire et social plus que familiale dans ses vignettes où la fiction reste importante.
Par ses interventions plastiques Corinne de Battista déstabilise le portrait. La grande tradition « historique » de ce genre cérémonial et familial. Quels qu’en soient les « héroïnes » ou les « héros » du quotidien le plus humbles renaissent de leurs fantômes.
Le portrait est donc plus que jamais en mutation là où l’image feint sa stabilisation. Toute une poétique de l’espace et un décalage du réel saisit le regard. La sidération devient une bifurcation visuelle. L’artiste redonne vie à ce qui semblait mort, enfoui le plus souvent dans de vieux albums qu’on finit par ne plus ouvrir.
Ajoutons qu’il existe là un recours à la mise en abyme du temps mais aussi son exhumation au fur et à mesure que de telles images absorbent la propre histoire de la créatrice : sa vie est démultipliée en fantaisies ou rappels mélodramatiques (au sens positif du terme).
La poésie règne dans cette vision si particulière du monde. Il existe là simplicité de l’émotion par subtilité des moyens et des couleurs profondes et sombres. La disparition se métamorphose par le miracle de telles « re-présentations » : contre l’oubli existe une sourde illumination.
La langue plastique est sobre, sensuelle, dépouillée, elliptique. Mais la sobriété n’empêche pas un certain romantisme et un humour. Tout reste furtif et latent là où – répétons le – se pose la question de l’amour, dont les seuils demeureront énigmatiques. Au regardeur de s’en approprier.
Jean-Paul Gavard-Perret
Critique d’art
Que reste t-il de nos amours ? par Robert Bonaccorsi
Au point de départ du travail de Corinne De Battista il y a le discernement, la distinction, le goût et le plaisir (le besoin également), de découvrir et d’arracher des images au passé. Des photographies de famille, personnelles, d’amateur, tombées dans le domaine public par le simple fait de leur mise à l’encan dans des brocantes ou des marchés aux puces. Des portraits, des photographies de groupe du début du siècle et des années cinquante où l’anonymat du sujet recoupe l’anonymat de l’auteur. Plaisir de l’archive exhumée où se découvre au-delà du cliché, une histoire, un vécu, la palpitation d’une chair vive. La nostalgie ? Pourquoi pas, mais en se départissant d’une supposée innocence du regard au profit de la volonté de capter le temps, de le perpétuer, de lui donner non pas une seconde vie, mais une vie autre. Avec et par la peinture, résolument. En découpant, recadrant le cliché d’origine. En le travaillant sur l’ordinateur pour lui donner le statut de sujet (de modèle) et le traduire sur la toile via l’acrylique et quelquefois le pastel et l’encre. L’image reste lisse, précise, évocatrice, suggestive. Toute profondeur en est bannie, seuls les fonds se révèlent diffus, incertains, aléatoires dans des dominantes grises, pour mieux rendre compte de la présence problématique d’un rêve éveillé, d’un état où la fascination se nourrit du mystère. Le portrait ici se découvre dans sa contradiction entre son ancrage social, historique et son évanescence fantomatique. Tout cela relève donc de l’apparition, du questionnement sur l’entité et l’identité. Qui est qui ? Qui a fait quoi ? Que nous apportent ces visages qui nous parlent de notre propre vie. Autrement dit, la figure dans toutes ses déclinaisons, dans une relation privilégiée avec la fiction. Une narration induite sous-tend le propos pictural. Le regard de la mémoire, la mémoire du regard. « La mémoire des gens d’ici et d’ailleurs. C’est une mémoire souvenir figée dans le temps qui n’a qu’une réalité, celle de l’instant» (Corinne De Battista). Mémoire singulière, mémoire collective, mémoire recomposée, qui se déclinent dans la (re)connaissance, dans la familiarité incertaine, dans la rémanence, dans l’illusion du déjà-vécu… la mémoire comme instrument d’imprécision, écho et source de vies lointaines, inconnues et pourtant familières. On peut même y retrouver l’âme sœur, passer De l’une à l’autre, rencontrer son double, découvrir sa gémellité, et même peindre son autoportrait (Figure, 2012)… Des baisers volés, des rêves mouvants… une recherche du temps perdu qui se perpétue dans l’échange des regards. La réappropriation d’une expérience personnelle vécue en tant que bribe d’une histoire commune. Un fragment, un instant… la pose, la posture avouent l’époque, révèlent l’air du temps et sa fuite irrémédiable. Tout ici n’est qu’artifice et Corinne De Battista restitue la mémoire telle une construction visuelle. Chasser le naturel ? L’émotion surgit irrésistiblement : palpable, indicible, dans l’évanescence du souvenir, dans ces visages inconnus que l’on peut pourtant nommer. Et si le photographe constitue bien le point de départ, la référence, le sujet même de ce travail, il n’est question ici, on ne le répétera jamais assez, que de peinture. Avec détermination Corinne De Battista persiste et signe. La toile constitue bien le cadre singulier où les souvenirs se restituent comme autant de fragments d’un temps recomposé.
Robert
Bonaccorsi
(Directeur de la Villa Tamaris, centre d’art)
TOILE DE FOND par Elisabeth Préault
Par définition tout créateur est hanté, puisque toute création est comme la mise à jour d’une image obsédante, un dévoilement de fantôme.
Corinne De Battista n’échappe pas à cette règle, mieux, elle en joue : les fantômes occupent son territoire. Des fantômes dont elle ignore tout et qu’elle fréquente pourtant, avec lesquels elle vit, elle dort, elle s’entretient, fantômes qu’elle recherche inlassablement dans toutes les mémoires, la sienne et celle des autres… photos ! divins pièges à fantômes, les réapparus du passé… C’est dans le domaine public, brocantes, marché aux puces, ou collections d’amateurs, que Corinne De Battista débusque sa matière première… photographies de fin de siècle, le XIXème, clichés de studio, photos de classe, portraits de famille avec dames, avec messieurs, avec enfants. Elle dit : « Les enfants surtout sont impressionnants dans leurs habits du dimanche, un peu guindés, ils ne sourient pas et ils posent gravement … pour qui ?»
Anonymat. Anonymat des gens sur les photos, anonymat des photographes, seule l’époque est décelable – par ses accessoires, ses costumes, ses jeux – c’est l’époque des enfants immobiles. Normal, en habits du dimanche, il n’est pas question de courir, ni de froisser sa robe, il est même question d’arrêter le temps pour être là, tout beau, là où il faut être, exactement, sur la photo.
Cette posture, cette pose arrêtée de l’enfance fascine en premier. Notre époque, à travers ses représentations, saisit les corps dans leurs mouvements, leur aisance, leur liberté… l’immobilité, a contrario, signe la mort. Entre les deux, se tient le fantôme.
C’est bien cela que Corinne De Battista a vu, reconnu, ce fantôme-là, un peu guindé, qui ne sourit pas et qui pose gravement – pour elle. Quand on écrit on a toujours un fantôme assis à côté de soi, disait Julien Gracq, et pour reprendre la totalité de son texte en l’adaptant à la création picturale:
» La toile ne vit que par le genre de liberté que lui donne l’espace et la couleur, utilisés selon leurs vraies pouvoirs, mais elle n’est tirée du néant que par la contrainte qu’impose de bout en bout au peintre une image exigeante, une obsession non entièrement picturale dans sa nature. « Adorable fantôme qui m’as séduit, lève ton voile ! » supplie le peintre – mais l’invisible apparition lui met en mains le pinceau. »
Pas si simple.
Il faut d’abord que Corinne De Battista négocie – avec l’émotion. Il faut que les photos, les personnages la touchent au cœur, mais un cœur de peintre qui ressent, au-delà de la chose vue, la possibilité d’une œuvre ; au-delà des archives de la vie, l’autre vie possible, celle de la peinture, de l’espace temps recomposé. Elle dit que la sélection est rapide, que certains éléments sont déterminants, les regards, les postures, les tenues… ainsi le futur modèle apparaît, se dessine, et, droit dans les yeux, semble dire au peintre : « Regarde, c’est moi ! ». Plus qu’une sélection, c’est une reconnaissance mutuelle.
C’est après que le travail commence.
Dans un premier temps un travail d’épure, une manière de chirurgie, avec ordinateur, scanner, logiciel et filtre informatique, pour extraire de la photographie, de l’histoire, du temps embrouillé, son centre de gravité, de fixité, son schéma sensible, l’adorable fantôme qui attend, du peintre, sa mise à jour, sa mise en vie, et là il faudra que chacun tienne sa promesse : le fantôme d’apparaître et le peintre de peindre…
Ainsi De Battista travaille-t-elle – à deux, elle et son fantôme. En cela elle s’apparente à tous les créateurs, sauf que pour elle, le fantôme est à la fois sujet et objet de sa peinture, une peinture qui, au-delà, construit un visuel de l’apparition.
Une construction très élaborée, méthodique, qui passe par l’étude du personnage, le tracé de ses contours sur la toile comme autant de limites et découpes du territoire à peindre, puis, de la valeur la plus foncée à la plus claire : la mise en lumière. Corinne De Battista dit que cette phase préparatoire est lente et laborieuse, mais qu’il y a dans ce « labeur », un délassement, une sensation de temps bienveillant, nécessaire avant d’affronter le corps même de son sujet, le corps du fantôme.
Mais, au fait, ça apparaît comment un fantôme?
Douloureusement, répond-t-elle. Parce que, désormais, elle va travailler le « personnage » et « le fond sur lequel il va apparaître » en même temps, dans une recherche d’équilibre entre apparition et disparition, naissance et mort… « Dans ces moments-là, je suis comme sur une brèche et, de chaque côté, se tient le ravin » confie-t-elle. Son travail sur les masses, la densité des fonds, les montées chromatiques, les recouvrements successifs, tout son art de « la fixité » va alors s’employer à lutter contre le vertige pour mettre en place, en peinture, en vie, l’apparition…
« Vous l’avez-vu ? » ainsi nomme-t-elle l’une de ses toiles représentant une petite fille qui, assise sur une chaise, désigne du doigt le lapin qui passe au-dessus de sa tête.
Oui, on l’a vu, on a même vu le fantôme qui voit le fantôme, et pourtant, par essence, les fantômes sont incertains, inconstants, là et déjà évanouis, vrais et pourtant illusoires, mais De Battista, justement, peint cette hésitation de leur être, leur flottement, entre mémoire et oubli, et, tandis qu’elle montre à la fois leur présence et leur dissolution, elle révèle leur géométrie : la fixité et le flou.
Dans l’une de ses dernières toiles, « Sœur et Frère », le flou s’insinue sur la gauche, sur le personnage du petit garçon qui commence à s’effacer, on dirait que la toile se dilue, une dilution d’aquarelle, tandis qu’apparaît au premier plan une figure géométrique, une sorte de cube déplié dont la présence semble incongrue ; c’est là une toile exemplaire, presque conceptuelle, qui montre sur un même plan, le flou et, à côté, une forme détachée, purement géométrique, intellectuelle, une forme d’idée. Car, à défaut d’exister, les fantômes naissent quand même de « quelque part », d’une toile de fond émotionnelle, mais aussi, comme la peinture, comme l’art, ils naissent d’une idée – de mort et d’immortalité – ils sont « cosa mentale »
Corinne De Battista, dans son parcours de peintre, achemine ses personnages vers « cette mise à distance », elle installe leur géométrie, leur langage pictural, leur identité d’énigme que sa peinture explore.
Certes, on peut toujours dire de ses personnages qu’ils sont des doubles, des sosies, des miroirs, des rêves, des bouffées de mémoires, on peut décliner tout le glossaire de la psychanalyse, sauf que Corinne De Battista est avant tout un peintre et qu’il n’existe aucun fantôme – revenu du froid mortel – sans créativité brûlante.
Elisabeth Préault